La méconnue trouvaille monétaire romaine de Bex-Sous-Vent (dans le canton
de Vaud, en Suisse).
Yves Mühlemann et Alain Besse
Cet article a paru dans la Revue historique du
Mandement de Bex, No XLII, 2009. (Plus d'infos tout à la fin).
NB Pour la
commodité les notes sont reportées au bas des chapitres.
Nous reprenons en partie et
adaptons l’article minutieusement documenté d’Yves Mühlemann (1) consacré au
trésor de Bex-Sous-Vent et paru en 2008 dans le 20e bulletin annuel (2007) de
l’Association des Amis du Musée monétaire cantonal vaudois (2).
Yves Mühlemann, spécialiste
du monnayage romain tardif est le conservateur du cabinet de numismatique du
Musée Rhétique à Coire et un collaborateur scientifique du Musée monétaire
cantonal de Lausanne. Son analyse du trésor reprend plusieurs hypothèses
extraites de son mémoire de licence intitulé Etat des questions sur l’invasion
alamane de 260 et ses incidences sur le Plateau suisse. Le trésor monétaire de
Coeuve (3). M. Mühlemann publiera plus en détail les monnaies connues du trésor
de Bex, nous vous signalerons cette parution.
1. Nous remercions M.
Mühlemann de nous avoir autorisé l’adaptation et la réduction de son texte.
2. Aux pages 61 à 77. La
publication est disponible au Musée monétaire cantonal et à la boutique du
Palais de Rumine, à Lausanne.
3. Université de Lausanne,
Faculté des lettres, mars 1995.
Une découverte
fortuite
Autour du 18 décembre 1886,
sur la commune de Bex, près de la route de Saint-Maurice, au lieu-dit Sous-Vent
(4) , au bord de la voie de chemin de fer à la hauteur de l’ancienne pension
des Mûriers (5), un cheminot creusait une tranchée. Arrivé à environ 1 mètre de
profondeur, il buta sur des dalles de pierre formant une sorte de caisson
soigneusement maçonné. À l’intérieur se trouvait un récipient en bronze
contenant 550 à 600 monnaies romaines en argent initialement rassemblées en
rouleaux et deux bracelets en argent. Soit, un peu plus de 2 kilos d’argent, ce
qui constitue le plus important trésor monétaire antique connu dans le Chablais,
tant vaudois que valaisan.
4. Au XIXe siècle, trois
lieux dits accolés portaient le nom de Sous-Vent sur la plaine contre le
Sud-Ouest de la colline de Chiètres. « À Sous Vent » Nord devint les Mûriers. «
À Sous Vent » Sud-Ouest évolua en « La Prairie » (actuel dancing) et plus au
Sud « Sous-Vent » conserve son nom (carrière).
5.La pension fût détruite
par un incendie en 1972. Elle se trouvait sur un terre-plein au sud de la halle
Aquablue (dépôt de boissons jusqu’à peu). Ainsi, l’emplacement probable du
trésor se situait au bord de la voie de chemin de fer, plus près des bâtiments
méridionaux de l’entreprise de recyclage Cablofer Bex SA que du dancing La
Prairie. Approximativement au lieu où la ligne électrique aérienne de haute
tension croise la voie de chemin de fer.
Historique et
documentation du trésor
L’ensemble de la trouvaille
fut acquis le jour même à Aigle par E. Gohl, bijoutier à Montreux, et l’un de
ses amis domicilié dans la région. La presse locale et cantonale se fit
rapidement l’écho de cette découverte spectaculaire. Plusieurs autres notices
parurent peu après au niveau national.
Gohl proposa le trésor à
l’Antiquarium de la Ville de Berne. Faute de moyens, la transaction échoua. Au
printemps suivant, Gohl vendit une part importante du trésor à H. Cavin,
antiquaire à Lausanne. Il céda également quelques autres pièces à ses amis pour
les faire monter en bijoux. Le 11 avril 1887, Gohl adressa un lot de 100
monnaies au professeur J.R. Rahn de l’Université de Zürich. On ignore si cet envoi
était destiné à l’Antiquarische Gesellschaft, mais les pièces lui furent
renvoyées le 26 avril 1887. Loin de se décourager, il réédita son offre à
l’Antiquarium de Berne et y expédia, le 5 mai 1887, 94 monnaies, qualifiées de
«sélection des exemplaires les mieux conservés». Gohl comptait également
proposer des monnaies au Musée de Berlin.
Considérant la valeur
numismatique et historique exceptionnelle de cette trouvaille, A. Morel-Fatio,
conservateur du Cabinet des médailles de Lausanne, essaya de mettre fin à sa
dispersion. Il pressa Cavin de lui remettre sa part du trésor. Face au refus de
l’antiquaire, Morel-Fatio décida de porter ce litige devant le tribunal
administratif de l’Etat de Vaud. La mort du conservateur, survenue le 2 août
1887, empêcha toute démarche légale. Rappelons que la loi vaudoise sur la
Conservation des monuments et des objets d’art ayant un intérêt historique ou
artistique n’était pas encore établie ; elle sera adoptée le 10 septembre 1898
et entrera en vigueur le 1er janvier 1899 (6).
Les négociations entre Gohl
et l’Antiquarium de Berne, futur Musée historique, reprirent et durèrent
plusieurs mois. Le 12 février 1888, l’Antiquarische Kommission, acquit
finalement 94 monnaies, les deux bracelets, le récipient du trésor, et refusa
une offre complémentaire de 50 à 100 pièces de «belle qualité».
Les monnaies, les bracelets et le contenant en bronze conservés au Musée
historique de Berne. Photographie : Musée historique de Berne.
L’examen des différentes
collections régionales, notamment celles des musées du Mandement de Bex, du
Vieux-Montreux, du Vieux-Vevey et du Cabinet de numismatique de Sion, n’a livré
aucune autre monnaie de cette trouvaille. Seule la collection du collège
d’Aigle, aujourd’hui conservée au Musée monétaire cantonal à Lausanne,
renfermait un échantillon de 5 monnaies du trésor. Volées par les élèves, il
n’en subsiste aujourd’hui qu’un registre et des étiquettes sur lesquelles
figurent le nom du donateur, W. Kuess, la date d’entrée 1887, la provenance des
monnaies, le nom des empereurs et heureusement la description des pièces.
6. Le Code civil suisse,
entré en vigueur le 1er janvier 1912, légiféra dans le même sens au niveau
fédéral.
Composition du
trésor
Les 92 antoniniens (7)
subsistants au Musée historique de Berne et les 5 exemplaires connus par le
registre du collège d’Aigle se répartissent ainsi :
Quelques antoniniens du trésor de Bex conservés au Musée
historique de Berne : Trajan Dèce et son épouse Étruscille. Les représentations
de la Sécurité perpétuelle (revers d’une monnaie de Gordien) et de l’Auguste Vérité
(revers d’une monnaie de Trajan Dèce). Photographies : Musée historique de
Berne.
7. Pièces romaines en
argent, créé en 215 par Caracalla (Marcus Aurelius Antoninus, d’où le nom
d’antoninien). De la taille de nos pièces d’un franc (environ 23 mm) et de la
valeur de deux deniers.
8. Trèves/Cologne.
9. Ville située à proximité
l'actuelle ville de Kostolac, sur les rives du Danube, en Serbie.
10. Fils de Trajan Dèce et
Étruscille.
11. Dans la part conservée
du trésor, les 4 monnaies de Valérien I datent des années 254 à 259-milieu 260
après J.-C.
12. Dans la part conservée
du trésor, les 12 monnaies de Gallien datent des années 253 à 259-milieu 260
après J.-C.
13. Dans la part conservée
du trésor, les 3 monnaies de Salonine datent des années 257 et 258 après J.-C.
14. Petit fils de Valérien
I, fils de Gallien et de Salonine.
15. Il s’agit d’une monnaie
commémorative, frappée après son décès qui fait partie de la 5e émission de
Cologne ou Trèves et date de 257-258 après J.-C.
16. Fils de Gallien et de
Salonine, né vers 242.
17. Cette monnaie fut émise
à Milan de 259 au milieu de l’année 260 après J.-C.
Commentaire et
interprétation : composition du trésor et manière dont il a été constitué
Les monnaies les plus
anciennes remontent à l’empereur Gordien III (238-244), les plus récentes au
règne conjoint de Valérien I et de Gallien (253-260). Les émissions terminales
proviennent des ateliers de Milan et de Cologne (ou de Trèves) et sont datées
respectivement de 259 à milieu 260 et de 259 à juin/juillet 260 après J.-C.
L’ensemble étudié, ne
représente qu’un cinquième du trésor environ, mais il permet de dégager
quelques indications sur la diffusion du numéraire d’argent romain dans le
Chablais au milieu du troisième siècle de notre ère. Les antoniniens des règnes
de Gordien III (25.8%) et de Philippe I (23.7%) constituent près de la moitié
de ce lot. Le pourcentage des émissions de Trajan Dèce et de Trébonien
Galle/Volusien (26.8%) est supérieur à la moyenne relevée dans les trouvailles
contemporaines. Les espèces postérieures à 253, issues sous le règne conjoint
de Valérien I et de Gallien, ne représentent que 23.7%. Pour ce dernier groupe,
la répartition des monnaies par atelier mérite quelques commentaires. Avec
52.2% des émissions du règne conjoint, les monnaies produites en terres
gauloises dominent par rapport à celles des autres ateliers. Ce phénomène
s’observe de manière générale dans les trésors contemporains constitués en Gaule
du Nord et de l’Est. En effet, dès la seconde moitié de l’année 256,
l’approvisionnement en espèces nouvelles ne se fait plus par l’atelier de Rome,
mais par celui de Cologne (ou de Trèves). Ainsi, le trésor monétaire de Bex
appartient-il clairement aux circuits monétaires romains du Nord, par
opposition aux dépôts constitués en Italie ou dans certaines régions de la
Gaule méridionale fortement orientées économiquement vers le Sud.
La présence de bijoux n’a
rien d’exceptionnel, du moins dans les trésors découverts en Gaule. L’examen
typologique des deux bracelets décorés, des armillae, ne permet pas leur
datation précise, mais peut aider à cerner la fonction du propriétaire du
trésor. Il semblerait que la découverte de tels armillae dans une province occidentale
soit exceptionnelle (18).
18. Ces bracelets sont
l’objet d’une étude en cours. Si elle paraît, nous vous en informerons.
Date et motifs
d’enfouissement
L’échantillon acquis par le
Musée historique de Berne permet de se faire une idée très précise du terminus
post-quem. Celui-ci se situe dans une fourchette chronologique (19) comprise
entre 259 et l’été 260. Mais en tenant compte du délai de pénétration des
monnaies, la date d’enfouissement de 260 paraît la plus vraisemblable.
L’absence de numéraire à l’effigie de l’usurpateur Postume (260-269), dont la
prise de pouvoir remonte probablement à juin/juillet 260, exclut une datation
plus tardive.
De nombreuses découvertes
archéologiques attestent de l’occupation de Bex et ses environs à partir du
Néolithique, puis de manière continuelle depuis l’époque pré-augustéenne.
Ainsi, la localisation du dépôt monétaire pourrait être liée à un habitat
voisin dont on ignore l’existence. Par ailleurs, on relèvera que
l’enfouissement se situe à proximité de l’important axe de communication
reliant la Gaule transalpine (la partie nord-ouest de l’Empire) et
septentrionale à l’Italie, en passant par Martigny et le Summus Poeninus
(20). On observe souvent que les trésors monétaires ont été enfouis près de
grandes voies de communication, plus exposées et volontiers empruntées par les
bandes armées de barbares ou de brigands.
19. Les monnaies antiques ne
portent pas de millésimes. Les datations se basent sur l’évolution des noms,
des titres, des fonctions, des victoires, etc. des empereurs ; les recoupements
établis par l’étude des différentes émissions et les liaisons des coins
monétaires d’un même atelier. Les charges à durées déterminées de consul et de
puissance tribunitienne étaient renouvelables et comptabilisées. Leurs nombres
à l’établissement des émissions sont indiqués numériquement et figurent
fréquemment sur les monnaies. Pour les spécialistes, ce sont des datations
précises.
20. L’actuel col du
Grand-Saint-Bernard.
Conclusion
Le trésor de Bex-Sous-Vent
revêt, pour les historiens, un intérêt particulier. En effet, il s’agit de
l’une des rares découvertes monétaires de la Suisse actuelle dont
l’enfouissement pourrait se rattacher à la vague de dépôts résultant des
invasions alamanes de l’été 260. Sur le plan local, le trésor de Bex-Sous-Vent
constitue à ce jour la découverte la plus probante du Chablais vaudois et
valaisan pouvant être mise en relation avec cette période troublée. Ainsi,
force est de constater que la thèse d’une incursion barbare dans le Chablais
est plausible, mais demande à être étayée par d’autres découvertes
archéologiques. Quoi qu’il en soit, il semblerait que le Valais intérieur,
protégé par le défilé fortifié de Saint-Maurice, demeura à l’abri de
dévastations et que les forces alamanes convergèrent sur Aoste en franchissant
les cols du Petit-Saint-Bernard, du Mont-Cenis ou du Mont-Genèvre.
NB consultez les sommaires des publications de l'Association du Mandement
de Bex sur le site : <www.mandementdebex.ch>
Des exemplaires de la revue 2009 peuvent être commandés directement à
l'auteur à l'adresse : <ciel&terre@bluewin.ch> au prix de 10 CHF +
port.
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